Là où l’on réinvente le savoir ensemble : éducation populaire et évènements associatifs dans les quartiers populaires

03/08/2025

Quand l’éducation populaire s’invite à ciel ouvert

On croise parfois l’expression “éducation populaire” sans vraiment l’attraper : elle dit le refus que le savoir soit réservé à quelques-uns. Elle parle de transmission horizontale, de partage d’outils pour comprendre, s’émanciper et agir. Et dans la réalité singulière des quartiers populaires, ce principe prend chair dans une myriade d’événements associatifs, souvent portés à bout de bras par des habitants et des collectifs locaux soucieux de justice et d’autonomie.

Ce tissu vivant – fait de petites et grandes manifestations, de festivals coopératifs, d’universités populaires de quartier – fait irruption dans le paysage urbain. Il tord le bras aux politiques d’austérité et de contrôle par l’accès à la culture, au débat, à l’expression directe, souvent en réaction aux inégalités sociales et aux discriminations systémiques.

Les temps forts de l’éducation populaire dans les quartiers populaires

Festivals et Rencontres : archipels de résistances

  • Festival Quartiers Libres : Depuis plus de dix ans à Grenoble et dans d’autres villes, Quartiers Libres déploie concerts, ateliers de prise de parole, théâtre forum, projections-débats et stands associatifs dans l’espace public, toujours sur un mode autogéré. C’est aussi une riposte collective aux fantasmes sécuritaires qui collent à la peau des quartiers dits “sensibles” (quartiers-libres.org).
  • Festival des savoirs partagés à Marseille : Animé par des collectifs comme Destination Familles, cette initiative s’approprie la rue pour proposer des "stands de connaissance", une université populaire en plein air qui bouscule les frontières entre savoirs académiques, savoirs de vie et talents locaux.
  • Rencontres nationales de la coordination Pas Sans Nous : « Rien pour nous sans nous » : ce leitmotiv réunit chaque année des collectifs d’habitants de quartiers populaires pour des ateliers participatifs autour des enjeux d’éducation, de logement, ou d’antiracisme (pas sans nous).

Un foisonnement de pratiques : du micro-événement au grand rassemblement

  • Les ateliers d’autodéfense intellectuelle : Portés notamment par la SCOP Le Pavé ou le collectif Friches Théâtre Urbain, ils proposent d’outiller les jeunes (et moins jeunes) face aux discours médiatiques dominants, à travers des jeux de rôle, des débats mouvants, ou des analyses collectives d’images et de récits.
  • Les universités populaires de quartier : Nées dans la lignée de l’historique Université populaire de Caen de Michel Onfray, des variantes essaiment : comme à Montreuil avec “Université populaire de la rue”, ou à Vaulx-en-Velin avec l’initiative Quartz. Ici, l’université, ce sont les bancs publics, et le programme s’écrit ensemble.
  • Événements festifs et repas partagés : À Aubervilliers, la coordination “Bocaux Solidaires” organise régulièrement des moments festifs où cuisine et discussion s’entremêlent – terrain fertile pour l’engagement et la co-construction de nouveaux projets.

Éducation populaire et quartiers populaires : des enjeux politiques très concrets

Tout événement n’est pas, en soi, acte d’éducation populaire. Ce n’est ni une recette prête à l’emploi, ni le simple fait de proposer un “atelier”. Ce qui distingue ces démarches, c’est la volonté de placer habitants, jeunes, parents, travailleurs et travailleuses des quartiers populaires au centre du processus : sujets et pas objets de la transformation.

Dans un contexte souvent marqué par un désengagement progressif des pouvoirs publics, le tissu associatif des quartiers populaires prend le relais – non sans limites ni tensions – pour ouvrir des espaces d’expression, de formation et de critique sociale.

  • Selon le Commissariat général à l’égalité des territoires, près de 43 % des associations créées dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) poursuivent, entre autres activités, des objectifs d’éducation populaire. Bon nombre d'entre elles bricolent avec très peu de moyens mais une grande créativité.
  • Les dispositifs institutionnels, comme le dispositif “Cités éducatives”, parfois critiqués pour leur verticalité, intègrent désormais des partenaires associatifs “éducation populaire” (Ministère de l'Éducation nationale). Mais le terrain montre une différence de nature entre “inclusion” planifiée d’en haut, et démarche autogérée et critique portée par les acteurs locaux.

Il n’est pas rare de voir, lors de ces événements, la question de l’auto-organisation s’inviter : qui définit le programme ? Qui a la parole ? Qui choisit les intervenant·es ? Autant d’enjeux qui relèvent d’un partage du pouvoir sur le récit et l’action.

Des collectifs et associations moteurs : une cartographie partielle

  • La Brigade d’intervention poétique (BIP) à Saint-Denis : Rap, poésie, ateliers d’écriture de rue : la BIP intervient dans l’espace public pour “ouvrir des brèches” dans le récit urbain dominant, embarquer jeunes et anciens dans des performances collectives.
  • ATMF (Association des Travailleurs Maghrébins de France) : Actrice majeure, ATMF organise forums citoyens, débats sur l’histoire des immigrations, formations à la prise de parole pour lutter contre les exclusions et valoriser les parcours de vie souvent invisibilisés (atmf.org).
  • Les Compagnons bâtisseurs : Par la rénovation participative d’habitat et l’auto-construction, l’association propose ateliers, chantiers collectifs, et chantiers-écoles, véritables espaces d’échange de savoir-faire autour du bâti, tissant un lien précieux entre acte manuel, sensibilisation citoyenne et convivialité (compagnonsbatisseurs.eu).
  • Collectif Défense d’Idées (Grigny) : Créateur du festival “Escale à Grigny”, ce collectif organise slams, scènes ouvertes, débats sur l’éducation et la citoyenneté – avec une inflexion très marquée vers la lutte contre l’islamophobie et toutes les formes de stigmatisation (Défense d’Idées sur Facebook).

Ce que ces événements réinventent : quelques invariants et mille variations

À travers ces initiatives, on retrouve des constantes :

  • Le choix d’espaces ouverts : la rue, le square, la salle d’immeuble, le terrain de sport – loin d’une institutionnalisation désincarnée.
  • Une programmation co-construite, souvent sans têtes d’affiche, avec une place faite aux parcours “ordinaires” des habitant·es.
  • Une hybridation entre arts, débats, actions concrètes : ateliers sur les droits sociaux, théâtre-forum, expositions de mémoire locale, temps conviviaux (“cafés réparation”, “arbre à palabres”, “gratiferias”)…
  • L’importance de la transmission : apprendre à intervenir dans un débat public, se repérer dans les méandres administratifs, comprendre la fabrication de l’information ou les rouages de l’histoire locale, bricoler une radio pirate…

Cet ancrage dans le réel n’empêche pas la conflictualité ni la fatigue d’un engagement souvent bénévole et confronté à la précarité. Mais il rend visible la richesse et la puissance créatrice des quartiers – loin des stéréotypes. À l’ombre des grandes institutions, ces événements résonnent comme autant de laboratoires d’avenir, où chaque participant·e devient, l’espace d’un instant, un artisan d’émancipation.

Horizons à imaginer : limites, défis, rêves en marche

Évidemment, tout n’est pas simple dans ce foisonnement. Les contraintes matérielles (budget insuffisant, locaux précaires, surcharge administrative), la difficulté à pérenniser les actions collectives sans s’épuiser, le risque d’instrumentalisation politique ou d’événementialisation “vitrine” posent souvent question. Sans compter les rapports parfois complexes avec les institutions, entre nécessité de subventions et volonté de rester indépendant.

Pourtant, ces rendez-vous têtus de l’éducation populaire révèlent d’autres possibles. Ils font émerger de nouvelles générations militantes : à Clichy-sous-Bois, lors du festival “Nos quartiers ont la parole”, des ados créent une webradio, interrogent leurs voisins, improvisent des scènes d’improvisation citoyenne. À Toulouse, les “Bals à l’air libre” mêlent musique du monde, débat sur les violences policières et ateliers de théâtre-forum devant une centaine d’habitants de la Reynerie.

Ce qui se joue là, c’est la démonstration que la transformation sociale ne se décrète pas : elle se cultive, patiemment, dans la rencontre, la transmission, l’auto-organisation. La promesse de l’éducation populaire dans les quartiers populaires, c’est qu’un enfant puisse réinventer la ville, qu’un habitant devienne poète, qu’une équipe de bénévoles fasse des bancs publics une agora. Ce sont ces espaces, si fragiles, qui fabriquent au jour le jour l’utopie concrète qu’on croyait introuvable.

Pour aller plus loin, consultez : - L’enquête “État des lieux des associations dans les quartiers populaires” (FONJEP, 2022) - Le rapport “Éducation populaire et quartiers populaires : enjeux émergents et bonnes pratiques” (Ligue de l’enseignement, 2022) - Les cartographies participatives sur quartiers-solidaires.org

En savoir plus à ce sujet :

Archives