Dans le chaudron des luttes : les événements féministes et la naissance de nouveaux réseaux militants

24/07/2025

L’événement associatif féministe : un espace social et politique unique

Du festival L’Ecume des luttes à Marseille aux Rencontres féministes autogérées de Paris, ces initiatives se déploient sur des périodes courtes mais s’appuient sur des mois de tissage relationnel. Elles fédèrent autour de l’urgence à agir, au croisement des enjeux de genre, de race, de classe, d’écologie, et du handicap. Elles échappent à toute tentative de définition étriquée : ni simples festivals culturels, ni strictes tribunes politiques, elles incarnent la vitalité des marges et la créativité des colères. Selon une étude menée par le Collectif National pour les Droits des Femmes (2023), les événements féministes en France rassemblent chaque année près de 120 000 personnes à travers plus de 350 initiatives locales ou nationales. Ce chiffre ne cesse de croître, à mesure que la prise de conscience collective — notamment impulsée par #MeToo et #NousToutes — s’enracine dans le tissu associatif.

  • Espaces de non-mixité choisis, ateliers d’autodéfense, groupes de parole : émergence d’une parole collective et d’expérimentations sociales.
  • Partages d’outils juridiques, médicaux ou psychologiques : circulation de savoirs jusque-là réservés à des cercles restreints, démocratisation de l’expertise féministe.
  • Performances, expositions, concerts, zones de free speech : la fête s’empare du politique, fait circuler les émotions et soude les communautés.

Ce sont ces lieux hybrides où le manifeste côtoie la chanson, où l’agora se marie à la danse, qui deviennent des tremplins pour la création de réseaux — parfois structurés, souvent informels, mais toujours traversés d’élan politique.

Des connivences à l’action : quand la rencontre fait réseau

Dans la chair même des événements, mille rituels et passages invitent à la rencontre et à l’organisation collective. Les discussions de couloir, les repas partagés, les moments de logistique où l’on coupe les légumes ou fabrique des pancartes ensemble, tous ces “à-côtés” sont en réalité le cœur battant du militantisme en devenir.

  • Mise en lien intergénérationnelle : Les rencontres sont souvent pensées pour réunir militantes de différentes générations, créant des ponts entre savoir-faire anciens et luttes récentes. Un exemple emblématique : le festival Déchaînées ! à Bordeaux accueille chaque année des membres historiques du MLF aux côtés d’activistes lycéennes, permettant ainsi la transmission orale et vivante des récits de lutte (bordeauxdechainees.fr).
  • Réseautage intersectionnel : La place donnée aux collectifs de minorités de genre, racisées, handi·e·s, LGBT+ fait naître de nouveaux espaces de co-organisation, en dehors des réseaux associatifs féministes historiquement centralisés et blancs (Nous Toutes).
  • Espaces sécurisés comme matrices : La recherche de sécurité (non-mixité choisie, soutien psychologique, dispositif Care, etc.) permet à des personnes traditionnellement éloignées de la prise de parole publique d’initier ou de rejoindre des groupes militants (Festival des droits des femmes).

Des réseaux tels que Brave de Nuit, collectif contre les violences sexuelles en milieux festifs, ou Les Petites Glo (logistique queer et féministe), sont nés dans le creuset de ces ateliers, prouvant que ces “marges événementielles” sont des matrices.

Mutualisation et transmission de ressources : des laboratoires du faire en commun

L’un des rôles majeurs — trop souvent méconnu — des événements associatifs féministes est de favoriser la circulation de ressources entre collectifs. Ce partage transversal va bien-au-delà du simple échange de contacts : il permet la mutualisation d’outils, de stratégies, de supports juridiques, de budgets ou encore de compétences techniques (graphisme, gestion de crise, sécurité événementielle, etc.).

  • En 2023, Bouge ton Coq a recensé près de 70 groupes féministes organisant des échanges de savoirs et de matériel autour de la question de la riposte aux agressions sexuelles dans des cadres festifs (Bouge ton Coq).
  • Le collectif La Rage des Douces (Marseille) a monté une banque de “fiches-pratiques auto-défense” distribuée lors d’événements et téléchargeable librement.
  • L’organisation d’ateliers numériques (sécurité internet, autohébergement, autoformation à la modération en ligne) crée de nouvelles expertises partagées (Geek Astuces).

Sous l’apparence festive, un mouvement de professionnalisation, bien éloigné des logiques marchandes, se trame ainsi dans le quotidien ordinaire de l’engagement. C’est la force souterraine du maillage militant.

Appropriation de l’espace public, visibilisation et alliance au-delà des cercles habituels

Prendre le trottoir, occuper une salle paroissiale, détourner la place d’un village, repeindre un gymnase : chaque événement féministe transforme un lieu ordinaire en laboratoire de puissance collective. L’espace public devient alors le support d’une prise de parole collective qui rompt l’isolement, fracture le silence, décloisonne les réseaux militants établis.

  • La Nuit des Débats féministes (Île-de-France, chaque printemps) mobilise jusqu’à 15 000 personnes en simultané sur plusieurs quartiers (nuitdebats.com). L’impact résonne sur les réseaux sociaux (près de 400 000 vues de hashtags locaux en avril 2023 selon l’ONG Gender Media Monitor).
  • Des marches de nuit ou “flashmobs” musicales organisés par le Collectif Féministes Révolutionnaires sont à l’origine de collaborations transversales (musiciennes, street artists, vidéastes).
  • Le « Village des alternatives féministes » lors de la Marche du 8 mars rassemble chaque année à Paris et Toulouse plus de 60 stands associatifs de tout le pays, créant de nouvelles proximités et suscitant de nouveaux engagements.

L’effet papillon de ces initiatives se mesure à l’aune de la montée en puissance de réseaux informels : de nouveaux groupes WhatsApp émergent, des listes de diffusion inter-collectifs se structurent, des actions décentralisées (par exemple, des collages féministes dans petites et moyennes villes) essaiment sur tout le territoire (Collages Féminicides).

La construction d’identités et de stratégies militantes renouvelées

Les événements associatifs féministes ne se contentent pas de réunir des gens : ils fabriquent des identités plurielles, des stratégies évolutives, des récits communs. Ils sont aussi le lieu où la conflictualité (débats sur l’inclusivité, antagonismes de points de vue, dialogue entre différents courants du féminisme) croise la nécessité d’agir ensemble.

  • Émergence de “badges identitaires” multiples : Dans beaucoup de festivals et débats, on privilégie le port d’autocollants signalant pronoms, appartenances à des causes croisées (féminisme noir, intersectionnel, écoféminisme, neurodivergence), forgeant des coalitions inédites.
  • Expérimentation de nouveaux modes d’organisation : Les gouvernances tournantes, l’auto-gestion, les dispositifs de justice réparatrice internes testés lors d’événements inspirent d’autres collectifs au-delà du cadre féministe.
  • Refus du militantisme sacrificiel : De nombreux événements placent le soin, le repos et la jouissance au cœur de la stratégie politique : zones de sieste, espaces safe, performances non productives. L’idée selon laquelle la lutte doit être joyeuse et durable infuse peu à peu les autres réseaux militants, comme le relève l’enquête de Mediapart (2023) sur l’écoféminisme engagé.

Ces choix forgent une culture politique sensible, à la fois poreuse et affirmée, apte à s’ouvrir à d’autres combats : lutte anti-raciste, écologie radicale, mouvements LGBTQIA+.

Des défis pour la pérennité et les limites du modèle événementiel

S’il serait tentant de n’y voir que l’enthousiasme de la fête, il faut évoquer aussi les limites et fragilités propres à ces moments politiques :

  • Précarité structurelle : Les associations féministes restent largement sous-financées (moins de 1% du budget global des associations françaises selon le Haut Conseil à l’Égalité entre les femmes et les hommes).
  • Épuisement, turn-over et burnout militant : Le rythme intense, la précarité matérielle, le manque de reconnaissance institutionnelle menacent la durabilité des réseaux.
  • Risque de fragmentation : Si la diversité fait la force des luttes, elle peut aussi engendrer des conflits internes, une difficulté à s’unir sur des stratégies de long cours ou à s’ancrer localement. Le défi est ainsi de transformer la dynamique événementielle en alliance durable.

Pourtant, loin de dissuader, ces défis nourrissent une réflexion sur l’auto-organisation, accompagnée d’une vigilance renouvelée sur l’auto-soin, la transmission intergénérationnelle et la gestion collective du pouvoir.

Perspectives, résonances et promesses d’alliance

Si les événements associatifs féministes incarnent une vitalité irrésistible, leur véritable pouvoir gît dans la capacité à faire éclore — à chaque édition, dans chaque déplacement, au détour d’un repas partagé ou d’un micro tendu — de nouveaux réseaux militants. De la ZAD à la fac, de la MJC au squat queer, la toile s’élargit.

  • Les anciennes « niches » deviennent de véritables laboratoires du commun, où s’imaginent et s’expérimentent les alliances de demain.
  • Des réseaux créés lors d’événements locaux — par exemple, le collectif “Féministes en Chartreuse” né à l’occasion d’une journée de discussions rurales — essaiment et changent la donne locale (France 3 Régions).
  • L’impact perdure bien après le démontage des barnums : en 2023, 75% des participantes à des événements féministes interrogées par le Réseau d’Observation des Pratiques Militantes déclarent être restées en contact avec d’autres membres rencontrées lors de ces événements, et 40% disent avoir rejoint ou créé un collectif par la suite.

Au-delà des chiffres, ce sont des histoires, des complicités, des stratégies partagées, jusqu'à inventer de nouveaux mondes. Le bruit des alternatives vibre, résonne, infuse, et réinvente les réseaux militants à chaque nouvelle fête, chaque nouveau cercle. L’événement associatif féministe n’est pas qu’une parenthèse : il est la matrice des solidarités à venir.

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