Dans l’ombre des agendas : comprendre les barrières à l’émergence d’un calendrier fiable des rassemblements engagés

08/10/2025

Des géographies mouvantes, une effervescence insaisissable

Pour comprendre la difficulté à agréger les événements engagés dans un calendrier digne de ce nom, il faut d’abord saisir la nature même de ces rassemblements. Contrairement à de nombreux festivals institutionnalisés, la plupart des rendez-vous militants naissent dans des contextes de relations locales, de réseaux affinitaires et de décisions prises souvent à la dernière minute. Beaucoup de lieux investis sont éphémères : ZAD, forêts en lutte, fermes occupées, friches urbaines ouvertes l’espace d’un été. La fragilité, voire la clandestinité, fait partie de leur ADN.

  • Mouvements sur les lieux : Les rassemblements se délocalisent parfois suite à des pressions policières, à des expulsions ou pour éviter la saturation des mêmes espaces. En 2023, la carte des “Rencontres des Luttes” diffusée par Reporterre recensait plus de 150 rassemblements annoncés en France, dont une trentaine changeant de format ou de lieu à moins de deux mois de l’événement.
  • Dates incertaines : Il n’est pas rare que la date précise soit confirmée seulement quelques semaines, voire jours avant le coup d’envoi, pour limiter la surveillance ou préserver l’esprit spontané (source : Basta! | collectages terrain).

Cette dynamique de l’incertitude complique toute tentative de centralisation sur un agenda pérenne, comme en témoignent les nombreuses tentatives de cartographie collaborative qui s’épuisent à suivre le rythme.

Des intentions politiques ancrées contre la visibilité à tout prix

Au-delà de ces contingences logistiques, il existe une résistance politique à la diffusion massive. De nombreux collectifs, héritiers des contre-cultures ou des luttes autonomes, voient dans la discrétion un mode de préservation, voire de survie.

  • Anonymat et protection : La crainte de la répression (policière, administrative ou d’extrême-droite) pousse une part des organisateurs à ne pas rendre public leur programmation totale. L’exemple du collectif “Soulèvements de la Terre” illustre cette volonté de garder secrètes certaines modalités d’actions jusqu’à la dernière minute (Libération).
  • Sécurité numérique : Publier les lieux et les dates sur des plateformes peu sécurisées multiplie les risques de fichage. Plusieurs sites de listings militants ont vu leurs contenus instrumentalisés ou détournés durant les mobilisations de 2020 à 2023 (source : La Quadrature du Net).
  • Définition de la “communauté” : La diffusion sélective des infos vise souvent à garder une composition affinités, évitant les récupérations ou l'afflux de personnes peu alignées avec la démarche collective.

Il ne s’agit donc pas toujours d’un “oubli” de diffusion, mais parfois d’un choix assumé : protéger l'espace, préserver sa qualité relationnelle, déjouer la surchauffe. Des rencontres comme “l’Alter Village” (organisé tous les étés depuis plus de 15 ans par Attac), modulent chaque année leur niveau de publicité selon la sensibilité du contexte local.

Fragmentation des outils : le casse-tête de l’interopérabilité

Même en mettant de côté le secret, la diversité des outils numériques et des usages complique la tâche. Contrairement aux grands festivals mainstream, qui centralisent tout sur un site unique, les rendez-vous alternatifs prolifèrent sur une constellation de supports :

  • Pages Facebook, groupes Signal, forums, newsletters, sites associatifs tenus par des bénévoles en surcharge…
  • Calendriers ouverts comme Agenda Millevaches, Manifestations Libres, initiatives Framasoft
  • Documents partagés en interne pour certains réseaux d’espaces autogérés (ZAP, collectifs LGBTQIA+, réseaux ruraux, etc.)

Le problème : il n’existe pas de format standardisé pour agréger ces informations. Les tentatives d’automatisation (scraping, syndication RSS) avortent régulièrement faute de coordination technique ou de volonté partagée. A titre d’exemple, la tentative de plateforme nationale d’agenda alternatif, La Pêche, n’a fonctionné que 2 ans (2018-2020), faute de bénévoles dédiés à la maintenance, de cohérence des formats de publication, et de moyens numériques réellement adaptés.

Quelques chiffres pour mieux cerner l’ampleur du défi :

  • En 2022, sur près de 200 rassemblements recensés par l’Agenda des Luttes (un pad public collaboratif), plus de 30% n’avaient aucune autre trace numérique officielle accessible aux personnes extérieures.
  • Selon la cartographie contributive de Ritimo, pas moins de 17 initiatives autonomes d’agendas alternatifs existaient en France début 2023, aucune ne couvrant plus de 45% des événements existants en croisant les données.

Précarité associative : manque de temps, de moyens et d’humain

Construire et maintenir un agenda fiable, c’est chronophage. Le secteur militant fonctionne souvent avec des équipes réduites, volontaires, alternant entre organisation sur le terrain, gestion des urgences et diffusion. Or, beaucoup d’outils nécessitent du temps, de la coordination, et parfois des compétences techniques absentes des collectifs.

  • Selon la dernière étude IFOP sur le bénévolat (2023), près de 55% des associations déclarent manquer de relais pour assurer la visibilité de leurs événements.
  • La volatilité des bénévoles, confrontés à l’épuisement ou à la précarité (source : HelloAsso, baromètre 2023), nuit à la continuité d’une mise à jour régulière des calendriers.

L’expérience de collectifs comme les organisateurs du Festival des RESISTANCES à Toulouse ou du Printemps d’InPACT en Mayenne souligne combien il est difficile de garantir l’actualisation d’un agenda, même pour des événements reconnus, lorsqu’on jongle entre les imprévus logistiques, les urgences sociales et le sous-effectif.

Pluralité des définitions : qu’appelle-t-on vraiment “rassemblement engagé” ?

Enfin, le choix éditorial ou politique de ce qui “mérite” d’être recensé est loin d’être anodin. Entre la manifestation, la fête de soutien, le festival d’éducation populaire, la rencontre fête-foraine, l’occupation d’usine temporaire, la soirée cabaret queer ou le grand banquet antifasciste, la frontière est poreuse.

  • Certains agendas refusent d’inclure des manifestations déclarées ou institutionnelles.
  • D’autres écartent tous les événements subventionnés considérés comme “récupération” par des partis ou des grandes ONG.
  • Des festivals refusent, pour leur part, la mention “militant” afin de ne pas effrayer le voisinage ou de pouvoir accueillir un public plus divers.

Ce flou s’observe par exemple dans la diversité des critères utilisés par l’Agenda du Militant (géré par l’association Démosphère), qui revendique environ 2500 événements annuels, alors que la fédération des Maisons des Alternatives estime à plus de 5000 le nombre réel d’initiatives de terrain “ayant un impact politique ou social” chaque année en France.

Éthique de la lenteur vs. calendrier de l’urgence

Derrière le constat de la difficulté à stabiliser un agenda éprouvé, il y a aussi une beauté : ces combineurs de temporalités se distinguent par leur capacité à surgir, à improviser, à inscrire la lutte dans un rythme décorrélé des logiques d’agendas formatés par l’économie de l’événementiel ou par la surenchère médiatique.

Au risque de la dispersion, ces espaces inventent d’autres codes, d’autres priorités : le bouche-à-oreille, la confiance, la réciprocité, le “prendre son temps” pour politiser la fête, inventer des moments sincères – quitte à ce qu’ils échappent un temps aux radars.

  • 90% des personnes venues à la Fête à la ZAD Notre-Dame-Des-Landes en 2022 déclaraient avoir eu l’information par relais directs ou réseaux sociaux fermés (Reporterre).
  • Des événements comme “La Trafique” ou “FestiZAP” se tiennent chaque année sans jamais publier de véritable date publique, mais rassemblent tout de même plusieurs centaines de personnes…

Des pistes qui bruissent déjà

Derrière les faiblesses de centralisation, des voix inventent déjà autre chose : invitations cryptées, réseaux d’annonces solidaires, messageries plus sobres, plateformes hébergées chez des chatons indépendants…

  • Le collectif “Agenda Curieux” à Lyon expérimente la diffusion sur le modèle de “bouche-à-oreille augmenté” et travaille à une interconnexion d’initiatives locales.
  • Les “Calendriers Autonomes”, élaborés lors des forums de l’ESS en 2023, tentent de créer des systèmes fédérés, non centralisés, pour croiser les flux sans tout normaliser.

Il n’est donc pas question d’attendre l’outil magique, ni d’imposer une transparence à tout crin. La question de la diffusion des agendas militants, en France comme ailleurs, révèle bien plus qu’un simple problème de technique ou de communication. Elle raconte la tension, féconde, entre la volonté d’ouvrir les portes et celle de protéger les mondes qui émergent dans ces interstices. Un chantier toujours recommencé, à l’écoute d’un bruit de fond qui, s’il se laisse parfois apprivoiser, préfère rarement se laisser dompter.

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