Arpenter l’Italie des festivals écolos et autogérés : territoires rebelles et utopies vivantes

13/06/2025

L’alternative italienne, racines et contextes : héritages autogérés, franges écolos

Depuis les années 1970, l’Italie a vu naître une galaxie de centres sociaux occupés et autogérés, de squatters, de collectifs anarchistes ou écologistes profondément ancrés dans le territoire. Cette culture du DIY – Fai da te en italien – infuse jusque dans la création d’événements, où la fête n’est pas simple divertissement mais vecteur de transformation.

Beaucoup de ces festivals émergent en dialogue direct avec l’histoire des luttes locales :

  • Le mouvement des Centri Sociali Autogestiti (CSA), nés dans la foulée de l’Autonomia Operaia des années 1970.
  • Des éco-communautés rurales, issues des comuni hippies puis écologistes.
  • L'antifa et la lutte contre la mafia, surtout dans le Sud (voir, par exemple, l’expérience Libera Terra qui cultive des terres confisquées au crime organisé).

On ne retrouve pas en Italie de gigantisme équivalent aux mastodontes mainstream à l’anglaise ou à la française, mais plutôt un foisonnement d’événements à échelle humaine, souvent portés par des collectifs éphémères, turbulents et accueillants.

Le portrait pluriel des festivals écolos et autogérés italiens

Impossible de dresser une carte exhaustive tant le mouvement est mouvant, mais certains territoires, collectifs et rendez-vous font figure de repères lumineux.

Festivals ruraux : sur les terres des alternatives écologiques

  • Terra Nuova Festival (Toscane) : Véritable matrice de l’écologie radicale italienne, ce festival, organisé dès les années 80 par le réseau Terra Nuova, rassemble des milliers de personnes chaque été autour de l’agroécologie, l’autoproduction, les médecines alternatives ou encore des forums sur la justice sociale.
  • Ecofesta Puglia : Dans le talon de la botte italienne, cette fête itinérante (créée en 2011) propose un modèle unique : évaluation de l’impact environnemental, gestion des déchets innovante, concerts zéro plastique, alimentation biologique (source : Ecofesta Puglia).
  • Festa della Transumanza (Molise, Latium...) : Sur les sentiers ancestraux du pastoralisme, des collectifs célèbrent la transhumance de façon participative, intégrant ateliers, défense des savoirs paysans et concerts de musique traditionnelle revisitée (source : Festival della Transumanza).

Ce qui distingue ces rendez-vous ruraux : leur dimension participative. Ici, public et organisateurs sont mêlés. L’installation des scènes, la gestion des cuisines collectives, le tri sélectif, la dynamique collective – tout devient acte d’expérimentation sociale. Les enfants courent, les débats s’enflamment sous les châtaigniers. Loin de tout folklore figé, ces espaces incarnent une écologie du quotidien, touchant parfois des villages entiers.

En ville, les friches autogérées : bastions de la fête, du droit à l’espace, de l’écologie urbaine

  • Festa di Radio Onda d’Urto (Brescia) : Couvrant plus de deux semaines en août, ce festival autogéré par une radio indépendante est l’un des plus grands de la scène alternative italienne : 100 000 visiteurs et visiteuses chaque année, une programmation éclectique mêlant musiques, débats, cuisines populaires, et zéro sponsor privé. Depuis 1992, c’est un muscle fondamental de l’engagement social local (source : Radio Onda d’Urto).
  • CSOA Officina 99 (Naples) et Forte Prenestino (Rome) : Ces centres sociaux, nés dans les années 80, servent de foyers à des festivals autogérés où cohabitent hip-hop politique, ateliers de jardinage urbain, théâtre de rue et cuisine solidaire. Le festival Crack! Fumetti dirompenti, par exemple, offre à Forte Prenestino un rendez-vous européen de la bande dessinée indépendante écologiste (source : Forte Prenestino).
  • Terraforma (près de Milan) : Festival pionnier de la musique électronique et expérimentale, dans un écosystème forestier, avec des principes radicaux d’éco-conception (toilettes sèches, ateliers de land art, énergies renouvelables). Il attire 6 000 personnes maximum à chaque édition, pour préserver le site et l’expérience (source : Terraforma Festival).

Dans ces lieux, la fête est inextricable du combat pour la survie des espaces collectifs : menacés d’expulsion, mobilisés pour le recyclage et l’auto-construction, les festivals deviennent manifestation politique permanente. Ici, l’écologie n’est ni un vernis ni un argument de greenwashing, mais une condition de la survie des lieux et un pivot de l’émancipation (approvisionnement local, récupération alimentaire, expérimentation sociétale).

Autogestion à l’italienne : pratiques, limites et originalités

Qu’est-ce qui rend unique l’autogestion italienne dans ces festivals ?

  • Lutte pour les espaces : Occuper, défendre, « tenir » un espace collectif face à la spéculation urbaine ou à la désertification rurale, avec une tradition d’affrontements et de négociation inscrite dans la mémoire des quartiers et des villages.
  • Pratiques horizontales : Beaucoup de festivals fonctionnent sans direction centralisée, avec des assemblées ouvertes. Par exemple, à Radio Onda d’Urto, les décisions sont débattues en AG quotidiennes.
  • Systèmes d’échange alternatifs : Monnaies locales, repas à prix libre, bénévolat en échange d’un pass, gestion des déchets totalement autogérée (déchets organiques convertis en compost sur place à Terraforma).
  • Mélange des luttes et porosité des mondes : Croisement rare de générations, d’identités et de causes : écoféminisme, anti-fascisme, justice migratoire, grève climatique… le mot d’ordre est la convergence sans hiérarchie figée.

Certes, tout n’est pas lisse. Les limites existent : auto-épuisement des bénévoles, pression policière, précarité des financements (très peu de subventions publiques), tensions autour de la représentativité (notamment femmes et personnes migrantes). Mais la vitalité de ces initiatives tisse année après année une culture de la débrouille inventive et tenace.

Chiffres, anecdotes, histoires : quelques éclats symptomatiques

  • Le réseau Rete dei Festival Indipendenti recense environ 250 festivals autogérés chaque été en Italie (source : RUMORE). La majorité attire moins de 3 000 personnes, prouvant l’ancrage local et la dynamique hors des logiques de profit.
  • Casa Sankara, dans les Pouilles : un festival autogéré, hébergé dans un camp d’agriculteurs migrants, où la programmation musicale et les ateliers écologiques sont décidés collectivement par des personnes réfugiées et italiennes ensemble. Un exemple de la jonction entre lutte sociale, antiracisme et écologie (source : Casa Sankara).
  • À Forte Prenestino, plus de 600 bénévoles font fonctionner le site sur 12 hectares, entièrement auto-financés (événements à prix libre, soutien de microbrasseries, ventes de produits locaux…)
  • Des ateliers de réparation de vélos, des cantines abondantes d’aliments récupérés sur les marchés (parfois jusqu’à 2 tonnes de fruits/légumes sauvés du gaspillage sur une édition), ou encore, comme à Terraforma, la création d’une mini-centrale d’énergie solaire qui alimente la scène principale.

Au-delà du cliché : inspiration, tensions, transmissions

Loin de tout romantisme naïf, ces festivals bousculent – pour le meilleur et parfois dans la douleur – les rapports à la fête, à l’organisation collective, à l’environnement. On y vient pour danser, inventer, débattre ; parfois, on repart éreinté d’avoir tenu la caisse commune ou déchargé les camions compost. Mais nombre d’expériences marquent par leur capacité à transmettre, à inséminer d’autres pratiques au-delà des frontières italiennes : la solidarité concrète, l’auto-organisation joyeuse, l’éco-responsabilité – ancrées moins dans les discours qu’au quotidien du terrain.

Grâce à ces festivals, l’utopie ne reste pas lettre morte. Des graines d’alternatives sont plantées dans les champs toscans comme dans les faubourgs de Turin, elles y germent, mutent, renaissent ailleurs – et invitent à porter un regard lucide, curieux, vivant sur l’avenir, entre chaos de la fête et promesse d’émancipation.

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