Cartographie sensible des grands rassemblements autogérés en Europe de l’Est

09/06/2025

Des terres de transitions, terrains d’émancipation collective

Frontières poreuses et origines multiples, l’Europe de l’Est charrie tout un imaginaire de basculement et d’espaces en chantier. Ici, les alternances politiques ont laissé des cicatrices et ouvert des brèches : champs à cultiver plus qu’à conquérir pour celles et ceux qui rêvent d’autonomie, de communautés inattendues, de réenchantement du politique hors des sentiers institutionnels.

Mais, dans cette part d’Europe qu’on fantasme trop souvent à distance, où se retrouvent aujourd’hui celles et ceux qui font résonner le mot “autogestion” bien au-delà de la théorie ? Où fleurissent ces camps, ces festivals et ces rencontres qui sont autant de respirations pour des mouvements vivants, loin des projecteurs occidentaux ?

Rassemblements autogérés : de quoi parle-t-on, et pourquoi ici ?

L’autogestion, dans sa version festivalière ou militante, se vit partout où des groupes arrachent à la verticalité le droit de décider ensemble : programmation, organisation matérielle, distributions des tâches, et gouvernance collective. En Europe de l’Est, l’histoire post-soviétique a généré tantôt de l’inertie, tantôt une créativité féroce sur ces questions. D’autant plus que, dans de nombreux pays, le manque, la précarité voire la répression invitent à apprendre l’autonomie sur le tas, et à inverser les rapports de force existants.

Les grandes concentrations autogérées prennent ici diverses formes :

  • Festivals d’art et de musique indépendants, hors des circuits commerciaux.
  • Camps militants éphémères ou semi-permanents (écologie, droits humains, égalité des genres…)
  • Zones Autonomes Temporaires (TAZ), villages occupés, squats ouverts à la circulation des idées.
  • Assemblées et rencontres transnationales pour coordonner luttes antiautoritaires ou environnementales.

Voici une traversée subjective, non exhaustive, de ces oasis imparfaits, inventifs, agités de vie collective.

Les Balkans indociles : EXIT, Antifest, et la culture DIY

Le cœur de la fête autogérée en Europe de l’Est bat fort du côté des Balkans, où la créativité déjoue les conséquences des conflits et des logiques marchandes. Parcourons quelques lieux-phares.

EXIT Festival (Serbie) : la zone grise de l’alternatif

Né en 2000 dans la forteresse de Petrovaradin à Novi Sad, EXIT (source : exitfest.org) s’est transformé d’un sit-in étudiant anti-Milošević en un mastodonte reconnu internationalement, avec plus de 200 000 personnes accueillies chaque été. S’il flirte aujourd’hui avec les frontières du mainstream, le festival conserve à ses marges un ADN subversif : plateforme d’échanges, soutien aux mouvements féministes, espace de visibilité pour la scène queer et pour les minorités musicales. Il incarne la capacité balkanique à jouer des contradictions : créer d’immenses fêtes autogérées malgré (ou grâce à) l’économie de la débrouille et la tentation de la récupération politique.

Réseaux punk et squat : l’esprit Antifest (Croatie, Slovénie, Bosnie)

Côté contre-cultures, impossible d’ignorer les Antifest organisés en réseaux à Zagreb, Ljubljana, voire à Belgrade et Sarajevo. Nés de la scène punk hardcore et anarchiste, ces festivals itinérants, à prix libre ou très accessibles, posent encore les bases les plus radicales de l’autogestion (source : BalkanPunk.net). Les collectifs y votent à l’assemblée les contenus, assurent leur propre sécurité, refusent sponsorships privés : ici, l’antifascisme est outillé concrètement.

  • Metelkova à Ljubljana, squat culturel légendaire et micro-quartier d’autonomie (plus de 12 000 m² occupés, une dizaine de collectifs en autogestion), accueille nombre de ces événements.
  • À Zagreb, le club squat AKC Medika fédère musiciens, ateliers, fanzines et initiatives queer, féministes ou vegan.

L’émergence post-yougoslave des cultures alternatives reste, ici, un ferment politique : créer ensemble sans hiérarchies, en réponse à une mémoire collective marquée par la défiance envers le pouvoir central.

Pologne, Slovaquie, République Tchèque : des terres de convergence anticapitaliste

En Europe Centrale, les grands rassemblements autogérés sont imprégnés d’un imaginaire anticapitaliste et écologiste. L’épicentre se situe à la croisée de la Pologne, de la République Tchèque et de la Slovaquie, où la tradition des squats et la vitalité syndicale donnent naissance à des rencontres emblématiques.

Obóz dla Klimatu (Pologne): le camp écoautogéré

Depuis 2018, le Climate Camp Poland – Obóz dla Klimatu (source: Climate Camp Poland) fédère chaque été entre 400 et 1000 personnes autour de la lutte contre l’extractivisme du charbon, près des villes minières de l’est polonais ou de la Silésie. C’est à la fois un chantier d’auto-apprentissage (assemblées, ateliers, actions directes, logistique partagée, life in common) et une coalition de luttes féministes, antiracistes et ouvrières. Inspirés par la mouvance allemande d’Ende Gelände, les participant·es expérimentent cuisine collective, gestion horizontale, assemblées quotidiennes et soutien aux habitant·es menacé·es d’expulsion.

CzechTek (République Tchèque) : la rave migrante sous haute tension

Ancrée dans la mouvance rave des années 2000, CzechTek fit vibrer jusqu’à 40 000 personnes lors de certaines éditions (notamment en 2003 dans l’ouest du pays, source : Radio Free Europe/Radio Liberty). Ici, l’autogestion se lit à travers le refus de toute billetterie centralisée, le nomadisme (lieu révélé tardivement), la construction du site par les crew eux-mêmes, loin des institutions. Le harcèlement par la police a marqué l’histoire du festival : en 2005, plus de 1000 policiers délogèrent violemment les participant·es, provoquant un tollé à l’échelle européenne sur la criminalisation des free parties.

Malgré son arrêt, l’esprit CzechTek survit dans toute une mosaïque de teknivals mobiles à travers l’ex-Europe centrale, souvent sur des terrains agricoles ou industriels abandonnés.

Russie, Ukraine, Biélorussie : la résistance sous surveillance

L’autogestion, quand elle survit dans les marges russes ou bélarusses, relève de la contrebande d’avenir, face à la répression croissante. Festivals clandestins, rencontres écologistes menacées par la police, zones grises de la désobéissance civile : la vitalité existe au prix de la précarité.

  • À Moscou, des événements comme Delai Sam (“Do It Yourself”), bien que menacés de fermeture régulière, réunissent de 500 à 1500 personnes autour de concerts, ateliers, stands de solidarité LGBT+ et médias indépendants (source : The Calvert Journal).
  • En Ukraine, la scène de Kyiv Underground a longtemps été structurée autour de squats artistiques et de workshops autogérés (avant l’invasion de 2022), en soutien aux réfugié·es, LGBTQI+ ou communautés déplacées (source : Kyiv Independent).
  • Le Vulitsa Ezha à Minsk, festival alternatif autour de la rue, de la nourriture et de la musique, tentait à chaque édition de créer une bulle éphémère de liberté et d’échange.

Ici, “autogéré” signifie océan de débrouille et nécessités d’adaptation permanente, entre évènements flash et tissage de réseaux souterrains pour échapper à la surveillance étatique.

Grands principes d’organisation, mutualisation et solidarité

Au-delà de la diversité politique et culturelle, les plus grands rassemblements autogérés d’Europe de l’Est partagent des fils rouges :

  • Le soin collectif et la logistique inventive : points médicaux autogérés, cuisines populaires, zones de silence, parentalité partagée, prix libre ou en solidarité avec les plus précaires.
  • L’expérience radicale de la démocratie : décisions par “assemblées générale quotidienne”, comités tournants, modes de gestion horizontale, refus de la hiérarchie événementielle.
  • L’internationalisme décentralisé : circulation de collectifs, accueil multilingue, traduction simultanée DIY, transferts de pratiques entre voisin·es des Balkans, d’Allemagne ou d’Italie.
  • La réponse à des urgences locales : écologie (arrêt du charbon, préservation des forêts), accueil de personnes déplacées (Serbie, Ukraine, Pologne), luttes contre la corruption ou la récupération des scènes contestataires par des pouvoirs autoritaires.

Ce sont souvent des laboratoires d’autonomie, où la fête ou le campement deviennent le lieu même de l’engagement : on y bricole des manières de “faire société” en miniature, le temps d’un été ou d’une semaine.

Les défis à venir pour les rassemblements autogérés

Si le nombre, la créativité et l’envergure d’événements autogérés n’a cessé de croître au cours des quinze dernières années, les défis s’amoncellent :

  • Pression policière et censure : plusieurs festivals en Russie et Biélorussie ont dû adopter la clandestinité ou l’effacement numérique.
  • Précarité financière : absence de subventions, difficulté à trouver infrastructures, assurances ou lieux sûrs (pour 80% des organisateurs selon European Lab).
  • Diversité et transmission : comment faire place aux générations suivantes, s’ouvrir aux “non-initiés”, résister à la dérive business et à la standardisation ?
  • Contexte géopolitique : la guerre en Ukraine a transformé, déplacé ou interrompu de nombreux festivals et espaces de vie autogérés (voir Jam News), forçant la solidarité transfrontalière dans l’exil ou la diaspora.

Pour autant, à Varsovie, Belgrade ou Cluj, la créativité n’a pas dit son dernier mot. Et chaque nouvelle édition, chaque “camp” remonté sur une friche industrielle, chaque agora nocturne en forêt dit l’obstination joyeuse de celles et ceux qui pensent que s’autogérer, c’est construire du politique tout en célébrant sa propre fragilité.

Lignes d’horizon : les marges bouillonnent

De la forteresse reconfigurée de Novi Sad aux labos précaires de Silésie, de l’ombre des squats de Ljubljana aux camps éphémères en Pologne, les plus grands rassemblements autogérés en Europe de l’Est rappellent une évidence : même à la marge, il existe des lieux où l’histoire s’écrit à mains nues, à la première personne du pluriel. Une Europe de la fête qui pense, qui s’organise, qui s’essaie, défiant les frontières nationales et les verdicts de l’impossible.

Ces expériences ne sont jamais exemptes de limites, de conflits, de récupérations. Mais dans le bruissement des alternatives, elles inventent chaque fois un peu plus de réel à partager, sur fond de musiques improbables, de débats jusqu’à l’aube et d’inventions sociales qui débordent le temps du festival.

Tant que ces lieux vivront – fragiles, têtus, réinventés –, l’autogestion ne sera jamais qu’une utopie abstraite : elle sera le reflet bruyant et vibrant des marges en construction.

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