Ce que les festivals militants en France nous lèguent : souvenirs vibrants et leçons d’avenir

13/10/2025

Une archéologie des communs éphémères : des ZAD Party aux Forums sociaux

Si l’on remonte le fil, des rassemblements comme Notre-Dame-des-Landes ou Bure, devenus symboles de résistance à l’aménagement du territoire à marche forcée, ont transformé leurs campements improvisés en véritables festivals militants. L’édition 2016 des Rencontres Intergalactiques de la ZAD dépasse les 3 000 participants sur le bocage nantais : débats sur la démocratie directe sous chapiteaux de fortune, chantiers collectifs, cantines solidaires, concerts, projections – autant d’outils pour façonner d’autres possibles.

Les Forums sociaux locaux, dérivés du Forum Social Européen (FSE), n’ont jamais eu la même ampleur qu’à Porto Alegre, mais en 2013 à Marseille, plus de 10 000 personnes ont convergé pour penser la transition sociale et écologique (source : France Inter). L’une des réussites a été la mise en place d’assemblées multilingues, brisant partiellement la barrière entre réseaux militants isolés, et la création de plateformes de revendication jouant ensuite un rôle dans les mobilisations climatiques, féministes ou antiracistes.

  • Les ZAD ont montré la force du low-tech et du « faire soi-même », inspirant la résilience logistique d’autres festivals autogérés.
  • Les Forums sociaux ont semé la notion de convergence des luttes, posant les bases d’alliances durables entre causes initialement disjointes.

Les musiques comme vecteur politique : Printemps de Bourges, Les Vieilles Charrues, Nuit Debout

Si les programmations alternatives du Printemps de Bourges ou des Vieilles Charrues restent d’abord musicales, l’évolution de ces dernières années illustre l’irruption, parfois volontaire, parfois sous la pression des mouvements sociaux, de la politique dans la fête. Le Printemps de Bourges, c’est la scène Inouïs où, en 2019, des groupes comme La P’tite Fumée ou Derrière le Hublot giguent devant des artistes réfugié.e.s, tandis que se tiennent en marge des rencontres sur la précarité de l’emploi artistique, la diversité et la lutte contre les violences sexistes. (source : Les Inrocks)

L’espace le plus radical, cependant, fut sans doute celui des assemblées Nuit Debout de 2016, place de la République à Paris. Véritable festival permanent, Nuit Debout a offert :

  • Des pratiques d’Assemblée générale ouvertes et horizontales, réutilisées par nombre de collectifs par la suite ;
  • Des « commissions » allant de la cuisine aux débats philosophiques, dont l’esprit ressurgit aujourd’hui dans les villages alternatifs estivaux ;
  • Une transmission technique (sonorisation autonome, amplification low-cost, médiatisation en live streaming) précieuse pour la suite des événements militants.

Cette contamination mutuelle entre scène artistique et engagement politique ouvre la voie à une nouvelle génération d’événements où le micro passe plus vite de la musique au manifeste.

Laboratoires éco-féministes, antiracistes et queer : émergences et affirmations

D’autres festivals ont conçu la transformation sociale non seulement comme une affiche à débats, mais comme une expérience immersive : lieux où le corps, l’écoute, la fête et les rapports de pouvoir sont repensés de fond en comble. Dès 2017, Les Mixeuses Solidaires et leurs festivals techno féministes à Lyon, ou encore Festival Lésbiennes en Campagne, posent la question de l’inclusivité réelle : accessibilité, sécurité, autogestion, alliances entre LGBTQIA+, milieu rural et luttes sociales.

L’édition 2022 du Festival Détonantes (Corrèze), affiche :

  • 75 % de programmation d’artistes féminines et/ou minorisées (source : communiqué public Détonantes)
  • Des espaces non-mixtes pour débats et ateliers d’auto-défense ;
  • Participation à prix libre et accès gratuit aux familles précaires.

Ailleurs, des festivals comme le Festival des Résistances et Alternatives à Toulouse (FRA) s’émancipent des schémas traditionnels : sessions de formation à la désobéissance civile, conférences sur le racisme environnemental, espaces sans alcool pour plus d’intergénérationnalité. Ces choix, radicaux pour certains, poussent les mouvements sociaux à repenser l’horizontalité dans la fête et la prise en compte des vulnérabilités, loin d’être de simples ajouts esthétiques.

L’écologie populaire et l’explosion des camps climat : entre urgence et transmission

Impossible aujourd’hui de faire l’impasse sur les Camps Climat coordonnés par Alternatiba et Action Non Violente COP21. En 2023, le camp principal, déployé près de Bordeaux, rassemble plus de 1 200 personnes (source : Rapport Alternatiba). Durant cinq jours :

  1. Des ateliers de formation à l’action directe (blocages, affichage, sécurisation des manifestations) ;
  2. Des sessions de sensibilisation autour de l’éco-anxiété, du burnout militant, du soin et de la justice climatique ;
  3. La transmission d’outils pour monter des collectifs partout en France, démarche dont sont issues des campagnes visibles comme « Stop EACOP », « Justice pour le Climat » ou « Ici on sauve des terres ».

Ce qui frappe est la capacité des camps à se réinventer pour répondre à la répression accrue : juridisation des assemblées, auto-défense numérique, villages pédagogiques pour enfants. Ces camps créent non seulement des réseaux mais une culture commune, un argot, une mémoire collective qui irrigue ensuite marches pour le climat, résistances locales, collectifs étudiants…

  • Selon Alternatiba, 80 % des participant·es à une édition de Camp Climat poursuivent une activité associative locale l’année suivante.

Défis, échecs et tensions : ombres et apprentissages

Aucun festival militant n’échappe à la réalité du terrain : défauts d’organisation, conflits internes, discriminations persistantes, récupération politique ou commerciale. Les déboires de l’édition 2018 de Solidays en témoignent : face à une affluence record de 212 000 personnes (le plus grand festival militant d’Europe d’après Le Monde), les organisateur·ices luttent pour préserver le sens originel (soutien à la lutte contre le VIH) face à la tentation d’une programmation trop grand public où la parole militante se dilue.

  • Les crises financières rongent des festivals autogérés, menant à des épisodes d’annulations saccadées (ex : Chahuts à Bordeaux en 2020, faute de subventions suite au Covid-19).
  • Des collectifs minorisés dénoncent encore l’entre-soi ou le greenwashing ponctuel : engagement affiché qui ne se traduit pas toujours dans le recrutement, le choix des prestataires, le rapport au territoire.

Mais ces crises font partie d’un apprentissage collectif. En 2023, plusieurs événements, dont le Festival International du Film Ecologiste à Metz et le Festival Femmes Sillons dans le Massif Central, proposent de rebattre les cartes : transparence sur le financement, gestion collégiale, inclusion des habitant·es local·es dans la gouvernance.

Ce qui subsiste et ce qui vient : héritages vivants et futurs incertains

Au fil des années, les festivals militants en France ont légué à nos imaginaires et à nos pratiques quelques inestimables trésors :

  • Des modes d’auto-organisation souples et reproductibles, à l’opposé des logiques bureaucratiques ;
  • Un goût du désaccord fécond : aucun débat n’est clos, chaque édition reformule de vieilles équations ;
  • L’art du bricolage collectif : mutualisation, gratuité, hybridation des cultures ;
  • La preuve que l’éphémère peut irriguer le quotidien : la fête, loin d’être la parenthèse apolitique, devient laboratoire de transformation sociale, réservoir de luttes futures.

Ceux qui ont foulé les pelouses ou les rues de ces festivals repartent rarement indemnes : ils ramènent des gestes appris, des ruptures consommées, ou l’impression, parfois fugace, d’avoir frôlé une société autre. On ne sait jamais par avance lequel de ces espaces allumera la prochaine étincelle. Mais chaque édition passée – foisonnante, épuisante, inachevée – dessine la géographie mouvante d’un monde en quête d’alternatives désirables et habitées.

SOURCES :

  • Rapport Alternatiba Camp Climat 2023
  • France Inter, « L’héritage des forums sociaux en France »
  • Le Monde, « Solidays : 20 ans de fête, de lutte et de musique », 2018
  • Communiqué Festival Détonantes, 2022
  • Les Inrocks, édition spéciale Printemps de Bourges 2019

En savoir plus à ce sujet :

Archives