Zones grises et faisceaux lumineux : Quand la culture numérique s’invente dans les marges périurbaines

20/08/2025

Radiographie d’un pays périphérique en (r)évolution numérique

En 2023, selon le Baromètre du numérique de l’ARCEP, 59% des habitants des zones périurbaines françaises estiment que l’accès aux outils numériques est insuffisant ou inégalitaire dans leur territoire (ARCEP). Pourtant, depuis dix ans, ce sont aussi ces zones qui voient fleurir de plus en plus d’initiatives associatives visant à combler les fossés numériques, bien souvent avec moins de moyens, mais une inventivité redoublée.

  • 1,9 million de Français vivent en “zone blanche” ou “zone grise” numérique (INSEE, chiffres 2022).
  • La croissance des fablabs et tiers-lieux y est la plus rapide de France : on dénombrait 410 tiers-lieux périurbains en 2023, contre 160 trois ans plus tôt (Base France Tiers-Lieux).
  • 52% des associations qui proposent aujourd’hui des ateliers d’acculturation numérique en périphérie sont issues de collectifs citoyens, non d’initiatives institutionnelles (source : rapport France Num, 2022).

Ces chiffres tracent à grands traits ce mouvement de fond : des habitants qui prennent à bras le corps la fracture numérique, et qui, dans leurs luttes, font du clic outil d’émancipation.

Agir dans l’épaisseur des marges : pourquoi l’accès à la culture numérique est un combat politique

Accéder à la culture numérique dans les zones périurbaines n’est pas une simple question de “mettre les gens à l’informatique”. Derrière le terme se cache un enjeu démocratique et social majeur. Car le numérique n’est pas qu’un progrès technique : il reconfigure la manière de faire société.

  • Lire, écrire, coder, comprendre : maîtriser un outil, ce n’est pas seulement savoir s’en servir, c’est aussi décoder ses enjeux, ses risques, ses potentiels créatifs.
  • Créer de la rencontre : les événements associatifs — hackathons, ateliers médias, festivals open source — restaurent un espace où se partagent savoirs et débats. Loin du consumérisme numérique, ils inventent une culture de la contribution.
  • Combler l’isolement : pour nombre de jeunes et de décrocheurs scolaires, la découverte du “faire numérique” rouvre des chemins vers l’estime de soi, la confiance, parfois l’emploi.

Lutter dans les périphéries, c’est donc conjuguer accès matériel (ordinateurs, fibre, accompagnement) et accès culturel (créativité, citoyenneté, conscience critique), là où le délaissement d’État a pu s’enraciner.

Derrière les murs, des collectifs : inventaire sensible de démarches inspirantes

Makers, fablabs et lucioles

À Villeneuve-la-Garenne, l’atelier associatif “Le Bouquin Volant” organise chaque mois des chantiers numériques ouverts : montage de PC, récupération de composants, ateliers d’impression 3D. Ici, on répare autant qu’on invente, et c’est la mixité des âges — enfants, retraités, “geeks” amateurs, parents isolés — qui fait la force du projet. Dans la France des franges, la récupération devient un acte politique contre l’obsolescence programmée imposée par les grandes plateformes.

À Saint-Nazaire, le collectif “Codeurs en Herbe” s’est emparé d’un ancien local pour organiser des ateliers de jeux vidéo éducatifs et de programmation créative accessibles dès 8 ans. Leur mot d’ordre : sortir les jeunes d’une posture de simples consommateurs, pour les rendre auteurs de leurs mondes numériques. Un hackathon solidaire avec une trentaine de familles à la clé, dont plusieurs venues en covoiturage de communes voisines, témoigne du goût d’essaimage de ces initiatives.

Des ronds-points à la médiathèque : la fête et la transmission

À Compiègne, le festival “Pixel sur l’Herbe”, né à l’initiative de l’association l’Atelier des Possibles, célèbre chaque printemps le numérique citoyen en plein air. Réalité augmentée pour tous, débats sur la protection des données, concerts numériques éphémères… Ce rendez-vous attire désormais plus de 800 visiteurs sur deux jours et construit des ponts inédits entre habitant·es, élu·es, associations éducatives, artistes numériques et acteurs sociaux. En 2022, 60% des participants n’avaient jamais mis les pieds dans un fablab auparavant (rapport local).

C’est aussi dans les centres sociaux, les maisons de quartier, les salles polyvalentes prêtées par les municipalités, que les collectifs tissent chaque semaine des ateliers de découverte : montage d’ordi, initiation au graphisme libre (Gimp, Inkscape), bidouillage de Raspberry Pi, écriture citoyenne sur Wikipedia, discussions cryptoparties sur le chiffrement des mails… Un tissu de micro-événements, souvent invisibles, mais qui, une fois reliés, ressemblent à une constellation.

Du bricolage à la structuration : défis, stratégies, solidarités à l’œuvre

Freins et paradoxes

  • Manque de ressources : la majorité de ces événements sont portés par des bénévoles, parfois aidés par l’éducation populaire ou quelques collectivités engagées (loi NOTRe, financement Contrat de Ville), mais l’accès au matériel récent ou à la fibre reste souvent complexe.
  • Fracture des usages : l’écart générationnel est net : 85% des 15-29 ans utilisent internet tous les jours dans les zones périurbaines, contre 39% des plus de 60 ans (INSEE, 2023).
  • Mobilité : les sous-préfectures et les villages éloignés souffrent d’un accès réduit aux transports ; organiser la venue nécessite des solutions partagées (covoiturage, navettes municipales, etc.).

Des alliances fertiles

Pour pérenniser leurs actions et toucher plus large, les associations s’appuient aujourd’hui sur un faisceau de partenariats :

  • Lien écoles-universités-fablabs : Des week-ends “Code & Family” invitent parents et enfants à découvrir la robotique ou la création web.
  • Soutien de fondations ou de réseaux : Les dispositifs comme “Emmaüs Connect” (1,6 million de personnes accompagnées depuis 2013, dont plus de la moitié en zones périurbaines) ou la Fondation Free Numérique ont contribué à l’achat de matériel reconditionné et au développement d’ateliers (Emmaüs Connect).
  • Coalitions territoriales : Les tiers-lieux travaillent de plus en plus avec des pôles emploi, associations d’insertion ou structures d’accueil des publics migrants — enjeu fort, alors que 42% des demandeurs d’asile déclarent des difficultés pour effectuer des démarches administratives en ligne (CNCDH, 2022).

Mais surtout, ces événements incarnent un visage concret de la solidarité : mutualisation des ressources, échanges d’outils, partages de fichiers libres, listes de diffusion fédérantes… On fabrique du commun, bien plus qu’on ne consomme un service.

Des utopies numériques réelles : quels impacts, quels rêves pour demain ?

Qu’ils s’appellent “Ateliers Mobiles” à Quetigny, “Numérique en Fête” à Arpajon, ou “Bidouille et Compagnie” à Carcassonne, tous répondent à l’urgence de retisser du lien par et autour de la culture numérique — dans un esprit d’auto-organisation radicalement différent de l’offre dominante. Les témoignages recueillis par le collectif Les Hackers des Champs dessinent un espoir lucide : là où des enfants montent leur première radio sur Arduino, où des aînés découvrent Telegram sans peur, où l’on débat des injonctions de la “smart city”… le numérique devient une matière vivante, fabriquée par tou·tes et pour tou·tes.

La tâche reste immense : en 2024, l’illectronisme (incapacité à utiliser les outils numériques) touche encore 13 millions de personnes en France (INSEE, février 2024). Mais dans les marges périurbaines, entre engagement local et ambitions nationales, naissent, se rencontrent, s’expérimentent ces alternatives : faites de câbles rafistolés, d’écrans partagés, de pédagogies coopératives, de débats joyeux.

Quelle que soit la forme prise — week-end de formation, festival ou atelier improvisé —, ces événements rappellent que l’inclusion n’est jamais donnée, qu’elle se revendique et se reconstruit sans relâche. Les zones périurbaines françaises deviennent alors un formidable laboratoire, où s’élaborent, à tâtons et à hauteur d’humain, les voies d’un numérique plus solidaire, festif et politique.

À suivre, donc, et à relier — car c’est au croisement des luttes que s’inventent, dans le bruit des alternatives, les utopies numériques de demain.

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