Entre solidarité et vigilance : la fabrique collective de la sécurité dans les festivals alternatifs européens

10/07/2025

Écouter le terrain : pourquoi la question de la sécurité n’est jamais anodine

Sur les pampas collectives des festivals alternatifs, la sécurité s’invente entre instincts, bricolages, procédures formalisées, et utopie concrète. Ici, la fête n’est jamais innocente : elle affleure souvent sur les lisières des normes, rêve d’autres rapports à l’autorité, refuse la présence policière comme horizon unique du « maintien de l’ordre ». Mais elle n’ignore pas les risques. Les violences sexistes et sexuelles, les discriminations, les accidents, la gestion des foules : tout cela existe aussi dans les marges. Au cœur des convergences militantes, la vigilance collective s’impose comme une nécessité vitale. Le « no police, but protection », comme le scandaient les activistes du Boom Festival, n’est pas un slogan naïf mais une question : comment prendre soin sans reproduire les logiques de surveillance ou d’exclusion ?

Les grands principes des approches alternatives de la sécurité

Souvent, la sécurité des festivals hors institutions classiques est pensée comme un « care » collectif. Trois grands axes structurent leur approche :

  • Prévention, information et formation : sensibiliser l’ensemble des participant·es à la vigilance partagée.
  • Autogestion et équipes dédiées : privilégier la solution interne, parfois sans badges ni uniformes, mais avec des groupes de veille (teams Care, ZUCCS, etc.).
  • Réduction des risques et gestion participative : intégrer la prévention des agressions, des consommations abusives, et outiller chacun·e pour agir.

La plupart des grands festivals alternatifs européens explicitent désormais ces points dans leurs chartes, sites web ou guides à destination des participant·es (voir les chartes du Boom Festival au Portugal, ou du Fusion Festival en Allemagne).

Des dispositifs concrets et évolutifs : plongée dans les pratiques

Zones sécurisées et espaces de parole : repenser la protection par l’écoute

Dans de nombreux événements (Hors Contrôle, Nowhere, Fusion…), des espaces non-mixtes, des safe spaces et des tentes « listening » ont fleuri. Il ne s’agit pas simplement de lieux-refuges, mais de véritables bases arrière où dénouer des tensions, recueillir des récits d’agressions, et accompagner sans juger.

  • À Nowhere, le plus grand rassemblement inspiré de Burning Man en Europe, un Sanctuary Team mixte veille 24/24h avec une approche d’écoute active et de premiers secours psychologiques.
  • Au Boom Festival, un « Space for Transformation » tient un rôle clé : les responsables sont formé·es à la médiation et à la prévention des violences sexistes, avec un protocole inspiré des pratiques feministes autogérées.

Fruit de la pression militante (et au prix parfois de critiques sur la récupération institutionnelle de la notion de « safe space »), ces dispositifs s’inscrivent dans une dynamique évolutive : ils admettent leurs propres failles et cherchent, chaque année, à intégrer les retours d’expérience.

Des cellules d’accueil bénévoles, mais professionnelles

Dans nombre de festivals, la cellule « accueil violences », souvent féministe ou queer, inverse la logique répressive. Elle reçoit anonymement, propose soutien médical, psychologique, voire accompagnement juridique vers l’extérieur. Par exemple :

  • Au Hadra Trance Festival (France), en 2022, plus de 30 signalements ont été recueillis, aboutissant dans deux cas à l’exclusion immédiate de l’agresseur présumé. Les coordinateur·ices collaborent avec des associations expertes comme le collectif Nous Toutes.
  • Au Fusion Festival (Allemagne, 70 000 participant·es chaque année), 300 volontaires composent la « Awareness Crew », équipe visible et formée, capable de guider, désamorcer sans violence, et d’interpeller si nécessaire directement les organisateur·ices sans passer par la police (source : Fusion Festival).

Selon différentes études (dont le rapport Vice UK, 2023), la présence de telles équipes de terrain réduit significativement les incidents signalés, tout en encourageant une libération de la parole qui reste impensable dans d’autres contextes.

Prévention et responsabilité de chacun·e : la sécurité, une affaire d’éducation populaire

Rarement cantonnée à des professionnel·les, la gestion de la sécurité est vue comme un chantier commun. Quelques pratiques récurrentes :

  • Distribution de guides anti-harcèlement à l’entrée, ateliers d’auto-défense, affichage massif de slogans et contacts en cas d’incident.
  • Formations pour bénévoles, et parfois même participant·es, sur la désescalade, la gestion de crise, le consentement, la réduction des risques liés aux stupéfiants, etc.
  • Incitation active à intervenir comme témoin (« bystander »), grâce à de la signalétique et des campagnes dans le festival. Au Shambala Festival (UK), par exemple, la campagne « Ask for Angela » est explicitement relayée.

Éviter la police, mais jusqu’où ? : tensions, limites et débats brûlants

L’une des marques de fabrique des festivals alternatifs réside dans leur choix politique d’autonomie vis-à-vis des forces de l’ordre. Le « no cops inside » est le socle de l’autogestion, mais il interroge : quand la violence dépasse ce que le collectif peut absorber, que faire ?

  • En Allemagne, la ligne du Fusion Festival (« keine Polizei auf dem Gelände ») a tenu ferme même face à des controverses, notamment après des plaintes d’agressions sexuelles. La direction soutient la compétence de ses équipes internes à gérer les situations, tout en travaillant ponctuellement avec des médiateur·ices externes.
  • En France ou en Espagne, les organisateurs, soumis à la réglementation et à l’obligation du plan de sécurité, doivent parfois composer : présence policière à l’extérieur, mais équipes internes très encadrées (événement Tout l’Monde Dehors !, sources : Le Monde).

L’autonomie a ses propres angles morts : il existe encore des zones grises sur la gestion des violences sexuelles graves, sur le suivi des cas récidivistes et le soutien post-événement. Beaucoup dénoncent une forme d’omerta persistante, ou la difficile articulation avec la justice lorsqu’une plainte formelle est nécessaire.

Des chiffres et des tendances : quand la vigilance se mesure

Les chiffres précis manquent souvent dans ces événements, mais quelques études donnent des clés importantes :

  • 92% des festivals britanniques alternatifs déclarent avoir mis en place depuis 2019 une politique anti-violence spécifique (source : The Guardian).
  • Au Fusion Festival, après l’intégration d’une équipe « awareness », une réduction de 35% des incidents rapportés a été observée entre 2017 et 2022 (source confiée à FAZ).
  • Dans une enquête de 2022 menée sur 1500 festivaliers alternatifs français, 25% déclaraient avoir été témoin ou victime d’une forme de violence (harcèlement, agression, discrimination). La moitié des incidents avaient été signalés, mais seulement 12% donnaient lieu à un accompagnement en justice (source : France Inter).

Quand le soin devient militant : inspirations et démarches exemplaires

L'écosystème européen des festivals alternatifs fait émerger de nouvelles pratiques, à la croisée du soin, de la résistance et de l’inventivité sociale. Quelques démarches phares :

  • L’association Consentis (France) propose des outils open-source pour la création d’équipes d’awareness dans des festivals DIY, téléchargeables par tous (Consentis.fr).
  • Le collectif Safer Space Nowhere (Espagne) s’est constitué autour d’un groupe mixte issu de communautés LGBTQIA+, pionnier des signalements par application anonyme sur le site.
  • En Allemagne, le projet Rave Awareness forme depuis 2015 plus de 70 événements à la réduction des risques, avec la mise en place de médiateur·ices multilingues et des ateliers de consentement pour artistes et technicien·nes (Rave Awareness).

À travers ces réseaux transnationaux, des outils communs se développent : banques de protocoles (gestion de crise, accompagnement post-traumatique), plateformes d’échanges de bonnes pratiques, mutualisation de référent·es… Progressivement, une professionnalisation modeste mais tenace irrigue ces milieux, loin de l’imagerie du flou ou de l’amateurisme souvent accolée à l’« underground » festif.

De la violence subie à la puissance d’agir

Au-delà des dispositifs, ce qui se joue dans ces terres d’utopies festives, c’est bel et bien la réappropriation individuelle et collective de la notion même de sécurité. Affirmer que la sécurité est l’affaire de tous·tes, à rebours des logiques verticales, c’est se donner le droit à la vulnérabilité et à la riposte, c’est inventer d’autres formes de force et de veille, quitter la simple réaction pour une prévention vivante.

La tension entre ouverture radicale et protection, entre espace de liberté et nécessité des limites, demeure constitutive de ces lieux. Mais l’expérience vivante de la solidarité, des cellules d’écoute, de la vigilance incarnée, dessine d’autres possibles : un festival où la fête ne soit plus un monde où l’on survit malgré la violence, mais une brèche où l’on apprend à conjurer, réparer et transformer, ensemble, dans le tumulte et la joie têtue des alternatives.

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