Au rythme des luttes : Immersion dans les festivals alternatifs espagnols, entre musiques insoumises et activisme incarné

16/06/2025

Cartographie sensible des festivals alternatifs espagnols

L’Espagne, terre d’éclats et de résistances, n’a jamais cessé d’inventer ses propres manières de danser ensemble, de faire front, de tisser des complicités bruyantes sous le soleil ou l’asphalte. Depuis la Movida post-franquiste jusqu’aux récentes ZADs rurales, la péninsule a vu fleurir une mosaïque de festivals alternatifs où la fête ne se dissocie jamais vraiment du combat. Mais au-delà de l’image folklorique des « fiestas » de rue, ce sont des espaces de subversion concrète, d’accueil d’initiatives citoyennes, d’expériences d’autogestion et d’affirmation des luttes minoritaires qui s’inventent aujourd’hui dans ces rassemblements.

Car la scène alternative espagnole ne se contente pas d’enchaîner des concerts à la chaîne : elle s’érige comme un véritable laboratoire de résistances. De l’infatigable Rototom Sunsplash (Castellón) jusqu’aux rencontres rurales Rebrot (Catalogne), en passant par la galaxie bigarrée des festis libertaires madrilènes (No Callarem, Fusiòn, Festibal con B de Bici…), chaque espace, chaque scène, chaque stand revendique une manière d’habiter le monde, pieds nus dans la poussière, poings levés ou bras enlaçant les épaules voisines.

En 2023, près de 300 festivals alternatifs étaient recensés sur le sol espagnol par Festivales España, soit un foisonnement qui porte la signature d’une société civile inventive, décidée à mettre la musique au service de la construction collective (Festivales España).

Un héritage des luttes, du local au planétaire

Si la singularité des festivals alternatifs espagnols intrigue, c’est qu’elle plonge ses racines dans l’histoire longue des résistances de la péninsule. L’auto-organisation des scènes alternatives surgit dès les années 70, avec la vague d’ateneos libertarios (maisons du peuple autogérées) et l’irruption du punk, porteur d’un souffle anti-autoritaire. Ce terreau a permis l’émergence de lieux et d’événements où la musique côtoie l’expérimentation politique et sociale : squats historiques comme La Ingobernable à Madrid, centres sociaux ruralisés comme Can Masdeu à Barcelone, festivals de résistances autogérés comme Rebrot, ou rencontres féministes et antifascistes à Valence ou Séville.

  • La Ingobernable (Madrid) : centre social autogéré, évacué puis rouvert à plusieurs reprises, il a accueilli des festivals autour du logement, des droits LGBTQI+, des solidarités migrantes et de l'écologie urbaine (source : Eldiario.es).
  • Rebrot (Catalogne) : festival paysan, écologique et solidaire, mêlant concerts, chantiers collectifs, débats autours des luttes rurales et ateliers de pratiques autonomes. En 2022, plus de 2000 personnes ont participé à cette édition pas comme les autres (source : Rebrot.cat).

Ce fil tendu entre héritage historique et actualité brûlante se retrouve dans la programmation même des festivals, où chaque line-up trace un récit situé, jamais neutre. Ici, la mémoire antifranquiste, là la lutte écologiste, ailleurs la défense des droits des collectifs migrants. Difficile, à ce titre, de dissocier la programmation musicale des contenus militants : panels, projections, ateliers, actions directes sont souvent au cœur du dispositif.

Quand la scène devient agora: musiques rebelles et programmations engagées

Le cœur battant des festivals alternatifs d’Espagne réside dans cette capacité à confondre sans relâche le concert et l’agora, la fête et l’assemblée. Une programmation type ne se contente pas de brasser genres et audiences : elle propose une véritable hybridation entre scènes musicales, espaces de conférences et zones de débats horizontaux.

Un écosystème musical porteur de luttes

  • Genres hybrides: reggae anticapitaliste, rap féministe, ska antifasciste, folk libertaire, noise queer... Des groupes comme Ska-P, originaires de Madrid, incarnent cette fusion impertinente entre la revendication politique et l’appel au dancefloor. Le festival Rototom Sunsplash, l’un des plus grands d’Europe pour la culture reggae, a consacré plus de 30% de ses scènes à des groupes explicitement militants selon les chiffres de 2022 (source : Rototom Sunsplash).
  • Voix des marges: émergence d’artistes Rroms, arabes, migrants subsahariens, LGBTQI+, indigné·es ou “precarias”, dans des festivals tels que La Radioactivitat à Valence ou Festival ZEMOS98 à Séville.

La programmation s’appuie sur trois piliers :

  1. L’intersectionnalité : s’assurer que la scène reflète la diversité des luttes et des identités, par la présence d’artistes souvent minorisé·es.
  2. L’éducation populaire : intégrer à part égale ateliers, conférences, projections, parfois jusqu’à 40% du temps de festival (chiffre relevé pour ZEMOS98, 2023).
  3. La création collective : importance des “jam sessions”, des espaces mixtes artistes-publics où la barrière entre scène et foule se dissout en improvisations polypiques.

Des ateliers pour réinventer la société : agir, apprendre, s’organiser

Impossible de saisir la force singulière des festivals espagnols sans plonger dans leurs centaines d’ateliers, micro-formations et espaces de débat. Ici, le mot “festival” s’entend comme “forum” tout autant que “fête”.

  • Ateliers d‘autodéfense juridique et numérique : face à la répression des mouvements sociaux, nombreux festivals (par exemple Mutante Fest) proposent des modules animés par des avocats bénévoles ou des collectifs comme Legal Sol, ou des hackers citoyens sur la sécurité en manif, le droit à l’image, le cryptage des communications.
  • Laboratoires écologiques sur la permaculture, la fabrication de fours solaires, ou la gestion communautaire de l’eau, à l’instar de Rebrot ou Biocultura (Barcelone, 70 ateliers écologiques en 2023 selon l’organisation Biocultura).
  • Groupes d’expression et de soin collectif : cercles non-mixtes, groupes paroles LGBTQIA+, espaces d’écoute active et de résolution de conflit, pratiques de réparation communautaire…
  • Ateliers artistiques et médias libres : de la sérigraphie militante à la prise de son, les festivals offrent aussi des outils pour documenter les luttes, imprimer les slogans, apprendre à couvrir une manif ou tourner un clip DIY.

La logique des “asambleas abiertas” (assemblées ouvertes), emblématique de la culture des “acampadas” post-15M (2011), irrigue une grande partie de ces événements. On y débat depuis la gestion des déchets jusqu’au manifeste politique du festi, en passant par l’organisation même du prochain rassemblement. Les décisions se prennent à main levée, dans un souci de transparence et de participation : un banc d’essai grandeur nature de la démocratie directe.

Organiser autrement : autogestion, écologie et économie solidaire

Les festivals alternatifs espagnols ne sont pas seulement des vitrines de discours. Nombre d'entre eux s'engagent dans une transformation radicale de leurs modèles d'organisation et de gestion, expérimentant des alternatives concrètes au capitalisme culturel dominant.

Vers une “autosuficiencia” incarnée :

  • Gestion horizontale : refus des hiérarchies traditionnelles, décisions prises collectivement, rémunération équitable ou à prix libre. Exemple: Siempre Vivas, festival féministe rural, intégralement géré en non-mixité et par rotation des rôles.
  • Solidarité économique : billetterie à prix libre ou solidaire (Rebrot, FestiCubelles), fonds d’entraide pour les visiteurs précaires, partenariats avec les AMAP locales et coopératives alimentaires.
  • Écologie pratique : politique zéro déchet sur la plupart des sites, toilettes sèches, tri poussé des matériaux, bar à eau gratuite, circuits courts et cuisines végétaliennes (exemples : Malats de la Foira, Fira Alternativa Valencia).

Cette volonté de joindre la parole à l’acte s’incarne aussi dans les rapports avec le territoire d’accueil : négociation avec les communautés locales, implication des associations de voisinage, soutien aux terres collectives et aux coopératives. Le festival ZEMOS98, en 2021, a consacré la moitié de ses recettes à un fonds pour la gestion communautaire de terres menacées par des projets touristiques à Séville.

Espaces de résistance et fabrique d’utopies au présent

Les festivals alternatifs espagnols ne se contentent pas d’être des interludes festifs : ils aspirent à ouvrir des brèches concrètes dans le réel. Bien souvent, ils ont permis la naissance ou le renforcement de collectifs maintenant actifs toute l’année : groupes d’autodéfense, collectifs queer, réseaux de soutien aux personnes migrantes. À l’image du slogan de la Fête de la Rébellion (Madrid) “La revolución se baila”, la péninsule ibérique renouvelle la promesse d’une fête politique qui ne se laisse jamais réduire aux seuls décibels.

  • L’après-festival voit régulièrement émerger des occupations pérennes de lieux, des chantiers d’écoconstruction collectifs, ou la création de médias libres locaux (exemples : La Cosecha à Murcie, Radio Topo à Saragosse).
  • De nombreux festivals sont également impliqués dans l’accueil de réfugiés climatiques, la constitution de brigades de solidarité transfrontalières vers la France ou le Maroc (réseau Carovane Borderline).

Au-delà du folklore, ce sont des lieux de résistance têtue, de fraternité radicale, d’apprentissage sans professeurs, où la fête s’entrelace inexorablement avec la volonté de construire, ici et maintenant, d’autres mondes possibles.

Tant que sonnera la basse, tant qu’un cercle de paroles naîtra sous les arbres, tant que brûlera ce feu collectif, les festivals de la péninsule ibérique continueront d’inventer les alliances entre musique et activisme. Ils offrent, pour qui saura tendre l’oreille dans le tumulte, le goût entêtant d’une utopie en chantier.

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