Festivals libertaires aux Pays-Bas : laboratoires d’utopies vivantes

18/06/2025

La tradition libertaire néerlandaise, terreau fertile d’expérimentations

Les Pays-Bas attirent depuis des décennies des mouvements alternatifs venus de toute l’Europe, de la lutte contre l’armement nucléaire aux expériences communautaires urbaines. Occupations, squats, collectifs anarchistes et mouvements anti-autoritaristes jalonnent l’histoire du pays, portés par un patrimoine de tolérance et d’accueil des marges (Dutch Review). C’est dans ce sillage que sont nés plusieurs festivals emblématiques : des camps temporaires, pépinières d’idées et de résistances, où l’on débat, crée, cuisine, soigne et rêve, loin des logiques marchandes.

Pinksterlanddagen : une centenaire rebelle sous les pins

Derrière ce nom, le plus ancien festival libertaire encore actif d’Europe du nord. Le Pinksterlanddagen, implanté près d’Appelscha au nord du pays, se tient chaque année depuis 1924 (à l’exception des interruptions sous l’occupation nazie, une parenthèse douloureuse). Il rassemble pendant le week-end de la Pentecôte, dans la forêt, autour de 500 à 1 000 personnes de tous âges.

  • Histoire et continuité : Né de groupes anarchistes, pacifistes et anticléricaux, le Pinksterlanddagen reste farouchement non-commercial, sans billetterie, ni sponsors (pinksterlanddagen.org).
  • Vie collective : Ateliers sur la désobéissance civile, tables rondes, débats sur les luttes actuelles (de la précarité à l’antifascisme), projections, concerts acoustiques – souvent organisés horizontalement par des bénévoles et ouvert à l’autogestion des tâches (vaisselle, cuisine, etc.).
  • Pratiques écologiques : Utilisation de toilettes sèches, choix végétaliens, réduction du plastique, réflexion sur la permaculture : le Pinksterlanddagen anticipe ce qui est aujourd’hui partout à l’ordre du jour.
  • Intergénérationnel : Des aires de jeux pour enfants et espaces jeunes croisent les discussions enflammées des vétérans des luttes.

Cette enclave rebelle résiste au passage du temps comme à la bureaucratie. Un manifeste vivant de légèreté grave et de constance, où l’on peut croiser de vieilles figures du squat croquant une pomme avec des adolescent·e·s émerveillé·e·s devant un atelier d’auto-édition.

Vrijplaats Festival : la fête pour défendre les espaces autonomes

La « Vrijplaats » (littéralement « refuge » ou « lieu libre ») est une constellation de lieux autogérés, nés historiquement dans le mouvement des squats hollandais, en particulier à Leiden. Le Vrijplaats Festival s’est imposé comme leur vitrine et leur cri de ralliement.

  • Un espace menacé : Avec plus de 200 squats expulsés rien qu’entre 2010 et 2020 selon Euronews, la défense de ces lieux est centrale. Le festival, organisé peu avant l’été, fédère les collectifs autour de concerts, expositions d’art subversif, ateliers (auto-réparation de vélos, sérigraphie, etc.) et tables rondes sur le droit à la ville.
  • Solidarités transversales : Il attire activistes du droit au logement, migrant·e·s, artistes, ou simples curieux. Refuge pour initiatives LGBTQIA+, shout-out pour les luttes antiracistes : on y parle autour d’une soupe ou d’un dancefloor, parfois simultanément.
  • Économie collective : Participation à prix libre, soutien explicite aux fonds de grève, échanges de services, diffusion d’info et d’autoproductions. On y organise même des « fagots solidaires » pour alimenter d’autres occupations menacées.

La Vrijplaats, c’est l’art de transformer la défense du territoire en laboratoire joyeusement contestataire, où la fête et le soin collectif fournissent l’énergie d’insubordination.

Feminist Open Mic et festivals queer libertaires : espace d’expression et d’auto-soin

Les Pays-Bas, souvent perçus comme ouverts sur les questions de genre, sont aussi terres d’expériences libertaires LGBTQIA+. Plusieurs festivals et événements autogérés défendent, à l’abri des regards marchands ou institutionnels, une parole féministe et queer radicale.

  • Feminist Open Mic (Amsterdam, Utrecht) : Ces événements périodiques (2 à 4 fois par an) fédèrent poésie, chanson, slam, lectures de manifestes. Ce sont aussi des lieux de sororité, d’échanges sur la sécurité dans les milieux militants, parfois laboratoire d’actions spontanées en soutien aux copines expulsées ou aux victimes de violences policières.
  • Queer Pride Demonstratie (Amsterdam) : Non-officiel et antagoniste à la Pride mainstream, ce rassemblement assume une posture anti-commerciale et anticapitaliste. Musiques DIY, banderoles sérigraphiées sur place, espaces sans flics et autofinancement total font loi (Vice NL).
  • Festival Autonomia (Rotterdam, irrégulier) : Temps d’ateliers en mixité choisie, discussions non-mixtes, spectacles d’artivisme queer. Les participants inscrivent la lutte de genre dans la refondation horizontale des rapports sociaux.

Ces festivals s’inscrivent dans la tradition punk DIY, où la scène signifie aussi abri, lieu de reconstruction et d’échanges d’outils pour la santé mentale ou la sécurité.

Climate Camps et anti-gas picnics : écologie radicale et occupations festives

D’autres festivals libertaires néerlandais empruntent le format du « Climate Camp » (Klimacamp) ou de la Garden Party d’occupation : éco-camps temporaires, lieux de désobéissance joyeuse, rythmés par trainings d’action directe, débats, et moments récréatifs.

  • Code Rood Climate Camp (2017-2019) : Dans les champs à proximité de Groningen, bastion de l’industrie gazière, près de 700 personnes se sont retrouvé·e·s chaque été pour préparer une action de blocage collectif contre Shell et NAM (NRC Handelsblad). Premiers du genre à être animés par une gouvernance horizontale intégrale, ces camps prenaient soin de la cuisine, de la facilitation des débats et des enfants…
  • Anti-Gas Picnic : Moins structuré, ce rassemblement flash, mi-banquet mi-occupation, posait ses tables en pleine nuit sur les terrains des sociétés gazières, mêlant débats anticapitalistes et concerts improvisés au bord du feu. Un mode d’action typiquement libertaire, alliant humour, solidarité, et non-violence inventive.

Là, au cœur des fields ou des zones industrielles désolées, la fête devient contre-pouvoir. Ces événements se distinguent par leur capacité à nouer lien social solide, organisation collective efficace et créativité offensive.

Sans frontières : Dutch No Border Camp et festivals antiracistes

Les mouvements No Border, présents dans plusieurs pays européens, s’incarnent chaque année aux Pays-Bas par des camps autogérés, où s’agrègent thématiques antiracistes, lutte contre la prison, et solidarité avec les migrant·e·s.

  • Dutch No Border Camp (2010-2019) : Jusqu’à 500 personnes sur certains rassemblements (chiffres de NoBorder.org), mêlant militantes expérimentées et nouveaux arrivants. On y discute « safe spaces » (espaces sûrs), stratégies face à la violence policière, ou encore auto-défense juridique, entre concerts acoustiques et cantines à prix libre. D’un camp à l’autre, la formule évolue, mais le refus de la hiérarchie et de la marchandisation reste la règle du jeu.
  • Festivals antiracistes en réseau : Appuyés par des collectifs comme Doorbraak ou AFA (Anti-Fascist Action), les petits festivals locaux (Nijmegen, Utrecht, Amsterdam) cultivent les alliances intersectionnelles, débats et moments festifs anti-AFN (extrême-droite néerlandaise).

Ces espaces, souvent fragiles face à la répression et la précarité financière, sont aussi laboratoire de soin et d’entraide pour les personnes migrantes et sans-papiers, où la fête se fait à la fois soutien et espace d’expression politique.

La tentation de la marge, la puissance du commun

Si les festivals libertaires néerlandais impressionnent, ce n’est pas tant par leur gigantisme (rares sont ceux qui dépassent le millier de participant·e·s) que par leur capacité à durer, à retisser du commun contre les logiques d’isolement. Leur secret : des réseaux solides, de la débrouille, du soin collectif, une obstination joyeusement indisciplinée. Rassembler, sans chef ni sponsor, et bâtir, temporairement mais réellement, d’autres mondes – voilà la promesse, et le pari au long cours, de ces fêtes insubordonnées.

Que l’on participe le temps d’un week-end ou que l’on s’y arrime pour une saison, ces festivals continuent d’essaimer, de tisser une toile où l’utopie cesse d’être concept pour devenir expérience – à vivre, à défendre, à réinventer.

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